On l’appellera Fanfi ici.
A vrai dire, tout le monde l’appelle Fanfi. Je sais pas bien pourquoi, mais là n’est pas la question.
Fanfi habite maintenant au troisième. Tout au fond du couloir, à droite, dans une petite chambre ensoleillée –quand il fait beau du moins. Une collection d’orchidées sur les rebords de la fenêtre, des cartes postales et dessins d’enfants aux murs, des bouquins de Juliette Benzoni sur la table, une photo de famille dont il faudrait changer le cadre fendu, un grand portrait noir et blanc de R au mur.
Même ceux qui n’ont pas vu Fanfi depuis un bail devinent facilement de quoi sont faites ses journées. Elle sieste, bouquine, va à la messe, admire ses orchidées et parfois, Fanfi a la joie d’une visite.
Et que la Mina ne soit pas venue trois jours durant, rien de grave à cela. Jamais un reproche dans son regard. Elle est toujours heureuse de voir du monde Fanfi. Mais bon, que voulez vous, quand on est un peu sourde, c’est pas évident de faire la conversation. Les visites ne sont pas toujours très longues.
Peut-être s’amuse-t-elle à regarder de sa fenêtre le va et vient des visiteurs, des femmes de ménage, des infirmières, des vieux prêtres de la maison. Peut-être. Mais c’est quand même plus facile de rester assise. Alors sûrement préfère-t-elle regarder le ciel et les arbres.
J’ai un peu de peine parfois à l’imaginer seule, laissant le temps filer doucement, au gré des pages, sans grand chose d’autre à faire. Même les promenades dans le parc sont devenues rares.
Fanfi se perd un peu parmi sa floppée d’enfants, petits-enfants et arrière petits-enfants. Ils sont six, vingt-deux et quarante-trois et demi. Qui ferait mieux qu’elle au fond ?
Et puis, au fond, elle s’en fiche, elle sait qu’elle les aime tous, c’est bien ça qui compte non ?
Et puis Fanfi, elle a pas perdu de son caractère quoiqu’on en pense. La dernière fois que je suis allée la voir, Mina la sermonait gentillement sur les fleurs qui n’étaient pas arrosées. Et là voilà qui d’un regard entendu me glisse : « Elle m’énerve mais je sais bien que je ne pourrai pas me passer d’elle ». Et puis cette fameuse fois où Mina lui disait de se redresser dans son fauteuil… et au moment où elle franchissait la porte pour partir : « Tenez vous droite Martine ! Ah vous voyez bien comme c’est agaçant ».
Bref, Fanfi, c’est la force tranquille. C’est la vieillesse paisible et solide. C’est les rides confiantes et aimantes.
Demain, Fanfi aura 100 ans.
-100 ans. -100 ans ? CENT ans ? Cent ans. 100 ans.
C’est drôle, quand vous entendez ça, vous ne pouvez pas vous empêcher de passer rapidement dans votre tête le dernier siècle passé. Voyons… 100 ans… c’est la crises des années trente… c’est des guerres, beaucoup de guerres… les deux mondiales bien sûr…la froide, et puis l’Indochine, le Vietnam, l’Algérie… les indépendances… les régimes plus ou moins autoritaires… et puis le progrès. Ah le progrès avec un grand P! Téléphone, télévision, télétransportation, l’ordinateur, Internet… Oh et puis tous ces gens qu’elle aurait pu connaître ! Et la musique, et la culture, et j’t’en balance du disco, du rock ou du flower power. Et puis la pollution, la violence… et puis le monde qui va mal…
Et Fanfi assise sur son fauteuil regardant ses orchidées.
Que garde-t-elle de ces/ses 100 ans ? Franchement, aucune idée. Quoique, la réponse m’intrigue un chouilla quand même.
J’aurai du mal à dire quoi mais… quelque chose m’intrigue, me fascine chez Fanfi. Peut-être est-ce juste son âge qui a de quoi vous en boucher un coin…. Ou peut-être que c’est ce contrastre entre le bruit du monde et la paix de la chambre au bout du couloir du 3ème. Ou cette joie face à une solitude et une lenteur qui effraient. Et puis, j’ose croire que les p’tits vieux nous parlent un peu de Dieu. A leur façon. C’est à dire sans en parler en fait. Juste par leur présence.
Enfin bref, Joyeux anniversaire Fanfi.
